Manager dans le chaos et l’incertain

L’incertitude fait désormais parti du quotidien d’un manager. Le chaos peut également en faire partie. La crise du COVID19 ou la guerre en Europe nous le démontre tous les jours.

Pour le manager, tout l’enjeu dans le chaos est de maintenir un cap, de savoir pivoter et s’adapter à temps, à l’ère où l’intelligence collective est devenue une pratique managériale très plébiscitée…

Dans mon histoire, j’ai été souvent confrontée à des situations improbables et à des situations chaotiques. A 21 ans, j’étais responsable d’un poste de secours sur la côte Atlantique avec une équipe de 4 sauveteurs. Dans cette mission pourtant très normée, les intempéries (tempêtes, accidents) sont probables mais les dégâts ne sont pas prévisibles…Par contre, nous avions anticipé et nous savions comment agir en fonction de chaque scénario. A 35 ans, j’étais officier de réserve sur un théâtre d’opération. Les risques sont probables et les journées de travail sont incertaines. Difficile de planifier à long terme quoi que ce soit…Par contre nous avions un code de conduite à tenir pour maintenir notre sécurité. A 38 ans, j’étais responsable d’un pôle de formation. Nous faisions travailler près de 80 sous-traitants. La crise financière de 2009 est venue chambouler toute l’activité ! Nous avons dû prendre des décisions pour garantir la survie de l’activité.

Séverine CHARLON Fondatrice de l’agence Grain’s

Ces exemples illustrent le paradoxe du management. Celui où dans le quotidien d’un manager, il y a à la fois de l’engagement et du changement immédiat, la nécessité de la constance et de la nouveauté, de l’anticipation salvatrice et de la contingence, de l’ambition et de l’opportunisme.

Le management par objectif est devenu une gouvernance par les plateformes

Pour maintenir un cap ou savoir s’adapter, le manager doit prendre conscience du monde dans lequel il évolue au quotidien. Le management actuel est fondé sur la théorie du management par objectif de Peter Drucker. Dans cette théorie, chaque salarié a des objectifs à atteindre. Contrairement au modèle de Taylor, l’ouvrier ou l’exécutant pensait au travail.

A son époque, Peter DRUCKER mettait déjà en garde contre les effets pervers de sa méthode si elle était mal interprétée. Les objectifs visant à permettre l’autocontrôle « ne doivent jamais devenir les bases d’un “contrôle de domination”, car dans ce cas ils détruiraient leur propre but ». L’indicateur se confond avec l’objectif, le sujet est objectivé et c’est la « dépropriation de soi ».

Le management par objectif s’incarne aujourd’hui dans un travail de plus en plus automatisé. Le salarié est programmé pour accomplir des tâches et il est également amené à penser de moins en moins, malgré la montée en puissance du travail dit collaboratif (toujours via des plateformes). « Le travail se déshumanise« , alerte Alain Supiot, professeur au Collège de France dans son ouvrage La gouvernance par les Nombres.

Nous sommes passés de l’ère industrielle où l’homme est un maillon de la chaine (rappelez-vous le film des temps modernes de Chaplin), à l’ère du numérique où le « travailleur » et la machine sont considérés comme des éléments programmables.

Taylorisme

Aurait-on oublié la Déclaration de Philadelphie et la définition du concept travail ? Que dit-elle ?… « Le travail n’est pas séparable de la personne du travailleur et son exécution mobilise un engagement physique, une intelligence et des compétences. »

Constitution de l’Organisation Internationale du Travail

Pour la manager, il peut être utile de se souvenir de cette définition, notamment dans l’organisation des temps de télétravail. Car le design des outils numériques pour télétravailler que nous utilisons tous au quotidien est fait pour nous donner également l’illusion d’une présence humaine et sociale (chat, vignettes des salle virtuelle, outils de collaboration comme les post-it numériques).

Le manager doit gérer des situations incertaines s’il ne veut pas finir comme la dinde de Noël…

Depuis la nuit des temps, on cherche à définir le concept d’incertitude. Les psychologues en sciences du comportement ou des philosophes comme Cynthia Fleury vous donneront une explication liée à la psychologie de l’homme qui a une intolérance variable à l’incertitude. Tout dépend de sa condition sociale et de son histoire. Dans nos sociétés modernes, où tout est programmé à l’avance et où nous sommes habitués à tout planifier, notre niveau de tolérance de l’incertain est forcément plus faible que certaines populations qui vivent au jour le jour…

Chez les stoïciens ou les épicuriens, l’incertain est l’imprévu qui est nécessaire car c’est ce qui nous est le plus fécond et c’est ce qui nous fait réagir, donc exister. L’imprévu est ce qui caractérise l’humain, à sa liberté d’action.


Pour Nassim Nicolas Taleb auteur du célèbre ouvrage Le cygne Noir, « l’incertain est ce qui est rare et peut avoir un impact fort. » Tout l’enjeu, nous dit-il est de ne pas finir comme la dinde. Le cygne noir incarne ce qui est hautement improbable et qui a un impact fort. La crise du Covid est souvent qualifiée de cygne noir, non pas sur la pandémie, mais sur la réaction des gouvernements de confiner la moitié de la planète.

Dans son ouvrage, l’auteur reprend l’exemple du philosophe et épistémologue Bertrand Russel sur la fable de la Dinde de noël. Celui-ci imaginait une dinde qui serait nourrie chaque jour par un fermier dans le but d’être mangée à Noël. Au fil du temps, elle finit par se forger une représentation de son univers. Le temps qui passe semble confirmer sa vision du monde mais la rapproche paradoxalement du « cygne noir » de son exécution à Noël. Russell utilise cette allégorie de la dinde de Noël pour expliquer la nécessité de savoir anticiper toutes situations, même si elles sont hautement improbables. Pour le manager, il s’agit d’une certaine manière de préparer les esprits à raisonner avec l’incertitude, ce qu’on peut illustrer avec le raisonnement abductif, par hypothèse et à l’exploration de l’imprévu, au niveau des idées et des actes (c’est à dire d’agir).

Le manager travaille dans le « chaos » en développant des capacités d’adaptation

Le chaos peut être vu comme un état global de désordre, mais aussi une absence
de sens ou de direction. Dans le champ du travail, le chaos est associé au concept d’entropie. Il se caractérise par la perte des savoirs (savoir-faire et savoir-être), notamment par l’automatisation des tâches. Plusieurs auteurs comme Le philosophe Bernard Stiegler et Alain Supiot ont alerté sur cette vision du tout « calculable » (à travers les concepts de Big data), pour dénoncer le risque que le travail devienne programmable…Donc déshumaniser.

Bien que le manager travaille et évolue dans un environnement déjà entièrement digitalisé et devenant entropique, les hommes et les femmes conservent « encore » la capacité de penser, de se projeter et d’imaginer…Ce que nous disaient donc les stoïciens dans notre « capacité » à nous faire réagir, donc exister à ce qui caractérise l’humain, à sa liberté d’action.

Voici 3 scénarios hypothétiques pour préparer les managers à travailler et à évoluer dans un environnement entropique.

Hypothèse 1 – L’idée est de concevoir le travail comme une oeuvre pour que chaque collaborateur comprenne le sens de leur travail.

Peu d’études ou d’analyses sont réalisées sur l’impact des outils numériques que nous utilisons au quotidien, et sur leurs conséquences sur la perte de sens, ou le sentiment d’isolement au travail. D’autre part, dans les processus collaboratifs, l’idée est de se réinterroger sur l’usage de l’intelligence collective dans les organisations de travail, comme nouveau modèle moderne de management… Si le salarié est un élément de la chaine de travail (Modèle du taylorisme) et qu’il y a encore une distinction entre le travail dit intellectuel et le travail d’exécution…


Hypothèse 2 – Chaque agent développe des capacitations (Compétences
cognitives et comportementales – soft skills).

Quand l’hypothèse 1 aura permis de vérifier si les salariés sont amenés à penser sur leur poste de travail, il peut être utile d’investir sur leur capacité à raisonner ou à résoudre des problèmes complexes… Les automatismes sont aujourd’hui au centre des processus de travail. Compte tenu de cette automatisation des tâches, une partie du travail est réalisé par des plateformes (ex : prise de rdv avec l’agenda électronique, ne plus se déplacer pour aller en réunion, envoi de messages automatiques d’absence etc.).

L’hypothèse 2 consiste à réfléchir à la manière de développer des capacités d’adaptation des individus en changeant par exemple la manière de travailler ou de se réunir sans automatisme.

Hypothèse 3 – Apprendre du futur pour imaginer le présent.

Certains managers sont formés à la prospective. Généralement, sur le modèle du présent étendu, c’est à dire que les stratégies futures sont construites à partir des expériences du passé et sur les acquis du présent. Henri Bergson soulevait ce paradoxe sur la manière de construire l’avenir…

« L’humanité gémit, à demi-écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir si elle veut continuer à vivre. »

Henri Bergson

A l’heure où nous commençons tout juste à comprendre les notions d’Anthropocène et de ressources limitées (Rapport du GIEC sur le changement climatique), il peut être utile de repenser ce que nous appelons le progrès et le concept de croissance…

Pour l’agence Grain’s, il existe plusieurs méthodes pour préparer l’avenir comme les techniques Appreciative Inquiry ou la stratégie de l’océan bleu. La méthode du scénario planning est intéressante car elle propose de se projeter dans l’avenir tout en confrontant ses scénarios aux contraintes du présent et en réinterrogeant l’avenir.

Pour l’agence Grain’s, quelque soit la méthode, l’enjeu est surtout de ne pas succomber à la facilité, en demandant aux plateformes ou aux intelligences artificielles de penser et d’agir à notre place… N’oublions pas que ces outils sont configurés sur des postulats et des modèles, qui ne savent pas ce qu’est l’incertain.

Sinon, nous pourrions finir par devenir la prochaine dinde de Noël…